Autonome coûte que coûte ?
Autonome coûte que coûte ?
par Véronique Cayado
Le 27 janvier 2022
Une chose est certaine, on ne naît pas autonome, on le devient… supposément ! Puis, suivant les circonstances de la vie, et notamment celles qui accompagnent le vieil âge, c’est une capacité dont on peut se trouver privé. Comment préserver cette autonomie même quand la raison n’est plus ?
Pour répondre à cette question, nous vous proposons un petit détour philosophique sur la notion d'autonomie.
La dépendance absolue du nouveau-né
Chez l’espèce humaine, les nouveau-nés, les bébés, les jeunes enfants ont la particularité de dépendre entièrement de leur environnement. Sans les soins et la chaleur de ses congénères, un bébé humain ne peut pas survivre.
Puis peu à peu, au fil de son développement, il va être de plus en plus indépendant, d’abord physiquement, puis socialement, affectivement et mentalement. La conscience de lui-même et des autres, l’entrée dans le langage et le symbolique, la compréhension du cadre et des limites, tout cela constitue des étapes clés dans le développement du jeune enfant.
En se confrontant aux règles extérieures, il va petit à petit être en mesure de les intégrer pour lui-même, à ses conduites, et ainsi décider de l’orientation de ses actes et des risques encourus en conscience des implications et de ses obligations.
C’est le cheminement vers l’autonomie entendue comme la capacité de jugement permettant de se gouverner soi-même. Attention toute de même, l’autonomie n’est pas la loi du pervers ou de la toute puissance narcissique, elle suppose la reconnaissance et l’acceptation du symbolique, de ce qui fait lois communes, et donc des droits et des obligations de chacun.
Ainsi présentée, on aurait tendance à penser que l’autonomie est une potentialité qui va finalement dans l’ordre naturel du développement humain. En réalité, c’est un peu plus complexe. D’un côté, il ne suffit pas d’avoir les capacités cognitives, mentales et intellectuelles pour devenir un être humain autonome. En cela l’autonomie est avant tout un concept politique d’émancipation individuelle et collective. D’un autre côté, la réalité est généralement plus nuancée avec des degrés différents d'exercice de son autonomie.
L’autonomie est l’apanage du sujet de droit
“Sapere aude” - Ose penser par toi-même !
C’est par ce mot d’ordre que Kant invite à sortir de l’état de tutelle et de soumission politique. Parce que l’homme est capable de raison, ce n’est qu’en choisissant d’agir avec raison qu’il pourra se libérer de la tyrannie où la règle d’un autre est imposée et subie. Ici, la liberté repose donc sur l’autonomie du jugement, mais pas n’importe quel jugement, celui qui suit la loi de la raison et de la morale supposée universelle.
L’autonomie est donc avant tout une notion très politique qui s'inscrit dans un mouvement d’émancipation d’individus jusque-là placés sous la tutelle d’un maître ou d’un souverain absolu. On retrouve ici toute la force politique de la pensée des Lumières sur le passage à l’autodétermination et au fait de pouvoir décider pour soi-même en toute indépendance.
L’autonomie politique n’est donc pas un acquis de naissance qui irait dans le sens de la nature humaine. Cela relève plutôt d’un acquis social historique qui a été naturalisé ensuite par le système législatif moderne via la figure du sujet de droit.
Dans cette proposition, on voit donc que l’autonomie n’est pas donnée à tous les Hommes. A supposé qu’un individu soit doté de capacités intellectuelles tout à fait “normales” pour son milieu, cela ne fait pas de lui un être autonome si ses conduites sont régies par d’autres de telle manière que cela imprègne son champ des possibles et qu’il n’envisage d’autres perspectives que celles imposées.
Une autonomie fragile
Parce que l’être humain est fondamentalement vulnérable, “l’autonomie est celle d’un être fragile, vulnérable” nous dit Ricœur [1].
On voit donc combien l'autonomie compose et se compose à partir de la fragilité et des carences de l’être humain. Elle surgit en lieu et place de la vulnérabilité et de la dépendance propres à l’enfance ou aux états d'hétéronomie ; une sortie de l'état de tutelle ou d'aliénation sociale jamais évidente, sous condition, et toujours menacée de précarité. Plus que jamais, notre société a du mal à faire tenir ou émerger un socle de valeurs et de règles communes dans lequel s’identifier pour puiser individuellement sa capacité de jugement. Or une autonomie sans lois communes partagées se transforme en règne de l’arbitraire.
Par ailleurs, l'autonomie, si elle est un acquis politique, n’est pas pour autant acquise pour toujours, elle peut se perdre.
Elle peut se perdre collectivement sur le plan des droits civiques - la perte des libertés est à la portée de chaque société aussi démocratique soit-elle.
Sans aller aussi loin, le fait de se retrouver contraint au sein d’une organisation particulièrement autoritaire et rigide, peut nous conduire à abandonner notre liberté de jugement pour suivre des règles imposées par l’organisation.
L’autonomie se perd dans ce cas sous l’effet de la contrainte extérieure, mais elle peut aussi s’émousser en raison d’une altération de la capacité de jugement de l’individu qui lui permet de se gouverner lui-même. Parfois, c’est l’approbation sociale qui est perdue et qui fait que même si la personne continue de se considérer comme un être pourvu de raison, sa volonté n’a plus la même valeur aux yeux des autres. Parfois, la personne est à ce point frappée d’incapacité, qu’elle n’est plus en mesure d’exprimer ou de communiquer sa volonté.
L’autonomie dans la demi-mesure
L’autonomie est un idéal tout autant qu’une exigence dans le sens où cela fait partie de la panoplie de l’homme parfait, celui qui mène sa barque, celui qui maîtrise le cours de sa vie, qui ne se laisse point dicter ses opinions ou l’orientation de ses actes. Ce modèle d’homme idéal est profondément ancré dans la modernité qui l’a prôné au rang d’absolu de telle sorte que l’idée même pour un individu de ne pas pouvoir éprouver l’expression de sa volonté apparaît insupportable.
Cette norme d’autonomie fait de tout être qui en serait privé, un être inachevé ou déficient. Ce n’est pas pour rien qu’une des principales craintes liées à l’avancée en âge est de perdre son autonomie de jugement pour se retrouver sous l’emprise d’autres que soi.
Dès lors qu’un soupçon pèse sur une personne âgée quant à sa capacité à décider par elle-même de manière censée, celle-ci se trouve quasiment bannie de la communauté des hommes. “Démence” ou “Alzheimer” sont des signes distinctifs qui suffisent à eux-seuls à justifier tous les procédés de mise à l’écart et de mise sous tutelle concernant quasiment tous les aspects de la vie (ce que la personne doit manger, si elle peut éprouver une relation intime avec une autre personne, etc.).
Ce qui est frappant, c’est l’absence de demi-mesures. C’est tout ou rien, c’est acquis ou c’est perdu mais cela ne peut pas être les deux en même temps. C’est cette vision binaire que remettent en question certains penseurs contemporains (Ricœur, Vidal-Naquet, Génard). Pour eux, il faut sortir de cette vision “disjonctive” pour s’ouvrir à une vision plus “conjonctive” de l’autonomie. Capable et incapable, autonome et fragile, “c’est le même homme qui est l’un ou l’autre sous des points de vue différents” [1].
Autrement dit, on peut être autonome et son contraire en même temps : autonome et hétéronome, autonome et irresponsable, autonome et fragile…
“Dans cette optique, tout être est à la fois et toujours responsable et irresponsable, autonome et hétéronome… Potentiellement fragile, susceptible de verser dans l’hétéronomie, de se laisser aller, de s’abandonner aux déterminismes… mais toujours aussi susceptible de se reprendre, de se ressaisir, disposant toujours de capacités minimales sur lesquelles s’appuyer pour retrouver davantage d’autonomie”. [2]
L’autonomie est une hypothèse absolument nécessaire
Pour le philosophe Paul Ricœur qui s’est intéressé au côté paradoxal de l’être humain, à la fois capable et incapable d’exercer une forme d’autonomie, il ne faut jamais perdre de vue cet objectif d'autonomie parce que ce n’est qu’en projetant une autonomie possible qu’elle peut advenir.
Ainsi, selon lui la fragilité est toujours celle “d’un être appelé à devenir autonome” [1].
S’il fallait traduire le plus simplement possible cette approche, nous dirions que l’autonomie est un idéal qu’il faut considérer comme acquis pour qu’il advienne. Ce n’est qu’en se considérant comme capable de cela - et en pouvant l’attester suffisamment auprès d’autrui pour qu’il le considère comme tel - que l’homme peut poser ses actions dans un esprit d’autonomie. Mais tout cela se passe dans un cadre fragile et branlant. Si aucun adulte ne considère l’enfant comme un être capable d’agir avec raison, s’il est disqualifié d’office il ne pourra jamais se croire capable de. Or, ce sentiment de capacité est essentiel dans le développement d’une réelle autonomie [3].
En d’autres termes, l’autonomie n’existe que si elle s’exerce concrètement, mais elle ne peut s’exercer concrètement que si elle préexiste à cet exercice de manière fictionnelle. Il faut donc supposer l’autonomie comme projet possible si l’on veut qu’elle advienne.
Tenir cette hypothèse coûte que coûte
Si cette hypothèse d’autonomie vaut pour tout à chacun, est-elle encore valable pour les êtres dont on sait que les capacités cognitives sont profondément et définitivement altérées ? On pensera bien évidemment à la maladie d’Alzheimer arrivée à un stade démentiel.
Pour Vidal-Naquet [4, 5], tenir cette hypothèse d’autonomie vaut pour tous, même pour ceux - si ce n’est encore plus pour ceux - qui en seraient le plus éloignés. Il montre ainsi, à travers le travail des aides à domicile, combien il est essentiel que ces dernières maintiennent une sorte de fiction d’autonomie pour que la relation de soin puisse se faire en confiance. Plutôt que d’imposer des actions qui ne feraient que rajouter de la résistance, il est préférable d'instaurer une scène fictive où la personne accompagnée est respectée dans son pouvoir d’agir, tout en étant guidée vers une action finale dont l’objectif lui échappe. Mais selon ce chercheur, que cette dernière ne maîtrise l’objectif final n’est pas important, ce qui compte c’est qu’elle continue à déployer son libre-choix et son sentiment d’autonomie qui participent à son bien être.
Donner l'impression que la volonté propre de la personne continue de la porter est important et cela passe par de multiples compromis et entorses au “normal”.
Exemple : une personne âgée refuse de sortir marcher, préférant rester assise toute la journée dans son fauteuil. Son aide à domicile se trouve face à un dilemme : si elle respecte son libre choix, elle s’inscrit en porte-à-faux avec ses missions de protection et de prévention de l'aggravation de l’état de dépendance. La sortie de ce dilemme tient dans la bonne connaissance des particularités de la personne qu’elle accompagne. Celle-ci n’aime pas sortir mais apprécie de descendre ses poubelles. Qu’à cela ne tienne, l’aide à domicile lui propose de venir avec elle jeter les poubelles, ce qu’elle accepte de bon gré, et chemin faisant, tout en discutant, cela se poursuit par un petit tour de quartier.
En agissant ainsi, la professionnelle contourne le refus sans contraindre, mais en créant au contraire un espace d’expression à la volonté de la personne, tout en guidant ses conduites.
“En portant les exigences de l’autonomie à la place des personnes vulnérables, en agissant en quelque sorte par procuration dans une perspective de protection ou encore en les faisant agir par ruse, les aidants maintiennent l’hypothèse de l’autonomie. En agissant ainsi, il la font exister”. [5]
Pour le sociologue, ces techniques professionnelles qui peuvent apparaître comme de la ruse ou une forme de manipulation sont en réalité profondément respectueuses de l’autonomie des personnes dans le sens où elles en maintiennent son hypothèse. “Pour de faux” certes, en faisant “comme si”, mais en s’appuyant tout de même sur l'exercice réel de la volonté des individus. Finalement c’est aussi ce que nous faisons un peu tous au quotidien : “faire comme si” nos choix n’étaient pas avant tout contraints par des déterminismes naturels et culturels.
“En réalité - nous dit Vidal-Naquet - loin d'être autonome, l’homme est au contraire soumis à de nombreuses contraintes. Il dépend des autres, de son milieu, de son environnement. Ses choix sont dictés en permanence par de nombreuses déterminations qui font de lui un être hétéronome”. [5]
[1] Ricœur, P. (1997). Autonomie et Vulnérabilité. In A.-M. Dillens (dir.), La philosophie dans la Cité (pp.121-141). Presses de l’Université de Saint Louis.
[2] Génard, J.-L. (2011). La question de la responsabilité sous l’horizon du référentiel humanitaire.
[3] Pour Paul Ricœur, est autonome celui qui est capable de dire, celui qui se sent capable de dire, ce qui suppose de reconnaître et de s’inscrire dans l’ordre symbolique. L’autonome est celui qui peut attester de lui à autrui, qui peut s’identifier - à lui-même et aux autres - comme “je” à travers les fluctuations de son être dans le temps.
[4] Vidal-Naquet, P., Guichet, F. & Hénaut, L. (2012). Une ethnographie de la relation d’aide : de la ruse à la fiction, ou comment concilier protection et autonomie. Rapport de recherche de la MiRe (DREES).
[5] Vidal-Naquet, P. (2013). Le care à domicile : tact et tactiques. Recherche en soins infirmiers, 3(114), 7-13.
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