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Intouchables ? ou le déni de notre vulnérabilité comme lot commun

par Véronique Cayado

Le 26 janvier 2022

4 min de lecture

Intouchables ? ou le déni de notre vulnérabilité comme lot commun

Être vulnérable, cela signifie être exposé au risque de blessure, menacé d’être atteint par un mal qui peut être de différente nature (maladie, accident, événement naturel, socio-économique, choc affectif) et dont les conséquences peuvent être aussi bien physiques, que mentales, psychologiques ou sociales. Les plus vulnérables sont donc les individus les plus fragiles face à ces évènements, les plus susceptibles d’en être atteints, d’en souffrir ou d’en mourir.

Les risques étant finalement multiples et variés, on pourrait se dire qu’on est tous potentiellement vulnérables par rapport à quelque chose. Pourtant c’est sous l’angle du particularisme que l’on va considérer la vulnérabilité à travers des catégories bien spécifiques d’individus qui, en raison d’une faiblesse ou d’une incapacité quelconque, ne sont pas en mesure ou n’ont pas la force de se défendre et de faire face à l'événement traumatique. Ces individus présentent donc la particularité d’être déficitaires par rapport au reste de la population. Ils sont hors norme d’une certaine manière, la norme étant de bien fonctionner, de ne pas souffrir d’un mal quelconque.

Mais qui n’a jamais été blessé ? Qui ne connaît aucun manque ? Qui réellement peut prétendre être un intouchable et l’avoir toujours été et pour toujours ?

La vulnérabilité n’est pas un accident de parcours, elle est un constituant majeur de la condition humaine. Nous sommes tous des vulnérables en puissance ou des vulnérables à certains égards. Reconnaître et accepter notre commune fragilité constitue pour de nombreux penseurs contemporains le défi majeur de notre époque : un progrès social fondamental pour notre devenir en tant qu’espèce, mais aussi plus directement pour notre façon d’envisager le prendre soin entre des plus ou moins vulnérables.


L’indépendance est un idéal d’être, non une réalité humaine

L’être humain est un animal social qui dépend du groupe et des relations interpersonnelles pour survivre. On peut bien rêver de vivre en autosuffisance, c’est pourtant via le collectif et les échanges entre individus et entre groupes sociaux que l’humanité a poursuivi son chemin à travers les siècles et les continents.

Sans même que nous n’en ayons conscience, nous dépendons d’une multitude de relations pour assurer nos besoins les plus essentiels. Nous avons besoin des autres pour tout ce dont nous ne disposons pas dans notre milieu, pour tout ce que nous ne savons pas faire, tout ce que nous n’avons pas le temps de faire, et bien sûr nous avons besoin des autres pour assouvir nos besoins socio-affectifs. On peut bien projeter sur quelques-uns seulement cette relation de dépendance, en considérant leur manque d'autosuffisance comme une tare, un signe d’infériorité, voire même de la fainéantise, mais en réalité nous sommes tous dépendants les uns des autres.

La famille Dupont dépend du boulanger de son village pour préparer les tartines du matin de leurs enfants ; le boulanger dépend de la farine qu’il achète à un intermédiaire, qui dépend lui-même du couple d’agriculteur qui cultive le blé, dont la disponibilité dépend de la nounou qui garde leur bébé, dont le travail dépend tout autant des intempéries qui menacent leur récolte que de la commercialisation d’engrais impliquant par ailleurs l’extraction de ressources x ou y quelque part ailleurs dans le monde. On pourrait ainsi poursuivre sans fin.

Il n’existe donc pas deux types d’être humains, les dépendants et les non-dépendants mais seulement pour paraphraser Cynthia Fleury [1], des dépendants qui arriveraient à rendre invisible leur dépendance et d’autres dépendants qui n’y arriveraient pas.

Pourtant il ne faut pas grand-chose pour que notre dépendance se donne à voir. Une panne d’électricité, une pénurie d’essence, des magasins non approvisionnés, un coronavirus…


La dépendance n’est pas un signe d’infériorité

Parce que l’indépendance est vue comme une force - “Je me suis fait tout seul” - “Je ne dois rien à personne” - reconnaître ses dépendances revient à admettre ses faiblesses, ce qui est plutôt mal vu quand on doit se montrer avant tout performant.

Nous refusons ainsi de considérer loyalement notre dépendance car celle-ci est perçue négativement comme un signe d’infériorité alors qu’elle est avant tout un trait universellement partagé par chacun de nous. Elle est à ce point liée à la condition humaine que l’on pourrait dire que la dépendance c’est la vie, ou plus exactement, l’interdépendance c’est la vie !

Etre dépendant de l’un ne veut pas dire être inférieur à l’un puisqu’il existe d’autres relations par lesquelles l’un est dépendant d’un autre. Nous sommes en fin de compte tous « inter-dépendants »” (K. André [2])

La reconnaissance de notre état d’interdépendance, c’est aussi la conscience de notre co-responsabilité à l'égard des autres et du monde en général. C’est une conscience morale dont l’importance sociale a été mise en avant par les théoriciens de “l’éthique du care” comme Carol Gilligan ou Joan Tronto.


Pour une reconnaissance de notre vulnérabilité fondamentale

La vie repose sur l’interdépendance entre écosystèmes. Cet équilibre fragile fait que ces écosystèmes sont constamment menacés de destruction. Il en est de même d'un point de vue individuel ; l’effet domino des relations d’interdépendance nous rend tous particulièrement fragiles et vulnérables. La reconnaissance de notre dépendance fondamentale invite donc à reconsidérer la place de la fragilité et de la vulnérabilité dans nos sociétés.

Nous sommes fragiles parce que nous ne sommes ni omnipotents, ni infaillibles, que nous sommes plutôt insuffisants à nous-mêmes et qu'il y a foncièrement beaucoup de manques en nous, mais aussi des fêlures, des blessures, des peurs et des angoisses.
Nous sommes fragiles parce que la vie est précaire. Quelle que soit la visibilité de nos faiblesses et de nos failles, quelle qu'en soit l'étendue, nous dépendons d'équilibres fragiles, nous sommes exposés aux aléas et aux accidents. La vie est précaire parce que simplement nous sommes abîmables, cassables, mortels et biologiquement incapables de perdurer.

La fragilité et la vulnérabilité ne sont donc pas le fait de quelques-uns dont il faudrait prendre soin, et qui les caractériseraient par ailleurs complètement, mais bien notre lot commun à tous. Bien sûr, cela est variable d’un individu à l’autre, comme cela l’est aussi pour un même individu au cours de sa vie. On naît inachevé, totalement dépendant de son environnement. Puis, au mieux, on explore peu à peu différentes sphères d’indépendance et d’autonomie mais jamais complètement et sans savoir pour combien de temps.

Il importe donc d’accepter cette vulnérabilité commune, sans en rougir, non pas comme un accident de parcours, non pas comme un échec ou une faiblesse, mais comme faisant partie de la vie même. Cette acceptation participe du changement de regard sur la dépendance et le handicap car on ne prend pas soin de la même manière des personnes plus vulnérables quand on s’assume soi-même comme une personne fragile et vulnérable, ne fusse qu’à certains égards. Plus encore - et c’est peut-être le plus important - on apprend aussi à ne pas voir chez l’autre que ses états de vulnérabilité mais bien tous les pans de sa personnalité ; car même si les failles sont plus visibles chez certains, elles ne les caractérisent pas non plus tout entier. On pourrait donc dire que le fait d’assumer une co-vulnérabilité suppose d’envisager autrement les relations sociales en injectant, là où on pouvait ne voir que de la prise en charge, quelque chose de l’ordre du don contre don (celui qui donne reçoit par ailleurs et réciproquement). Et si cette co-reconnaissance était la voie d’un “vivre plus ensemble” ?


[1] Cynthia Fleury. Communication "Éthique du care : la refonte du concept d’autonomie, conception non-impersonnelle de la justice, politique de la reconnaissance, nouveaux modèles de solidarités" (5 février 2018). https://www.youtube.com/watch?v=RQF6s8NgeLU
[2] André, K. (2013). Entre insouciance et souci de l’autre - L’éthique du care dans l’enseignement en gestion. Gestion et management. Thèse de Doctorat sciences de gestion, Université Panthéon-Sorbonne - Paris I.
https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00859075/document

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