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Psycho

Perdre de son vivant l’être aimé

par Véronique Cayado

Le 13 mars 2023

4 min de lecture

Perdre de son vivant l’être aimé

Certaines maladies emportent brutalement les êtres aimés, d’autres les font mourir à petit feu, et d’autres encore, emportent certains aspects d’eux, ce qui faisait leur personnalité, ce qui nous tenait lieu d’attaches, mais tout en les laissant physiquement présents à nous. Le sentiment de perte est alors extrêmement difficile à vivre. On parle de deuil blanc [1].


L’expérience de la rupture

Lorsqu’on vous annonce que vous êtes atteint d’une maladie grave, l’information reçue est d’une telle violence pour le psychisme que celui-ci ne peut l’intégrer aussitôt. Il lui faut du temps pour l'ingurgiter, la digérer, l’intégrer comme une réalité avec laquelle composer. Après l'incompréhension et la sidération, c’est un micmac d’émotions qui nous secouent et nous échappent. Le déni, la colère, le marchandage, la tristesse et la dépression, et enfin l’acceptation plus sereine avec la fin de la lutte font partie des réactions normales décrites par Kübler-Ross lorsqu’on fait face à l’annonce d’une maladie mortelle terminale. C’est ce même processus de deuil de soi et de sa vie d’avant qui se joue dans toutes les expériences de rupture où la vie bascule pour toujours.
Ce “coup d’arrêt brutal au déroulement de sa vie” [2], aussi soudain et irréversible soit-il, implique du temps avant de pouvoir être assimilé en conscience, comme une réalité que l’on apprivoise peu à peu.


Quand la rupture se fait au rythme de la neurodégénérescence

Le diagnostic d’une maladie neuro-dégénérative constitue un point de bascule d’autant plus grand qu’il s’agit de pathologies très connotées socialement. C’est encore plus vrai pour la maladie d’Alzheimer qui incarne les pires maux de la vieillesse : oublier sa vie et ses proches et perdre son autonomie décisionnelle.

S’agissant de la maladie d’Alzheimer ou d’une maladie apparentée, il faut savoir que bien des années se sont écoulées entre le premier stade pré-symptomatique (lésion mais sans symptômes apparents) et le stade démentiel où la personne présente des troubles cognitifs majeurs avec des conséquences fonctionnelles invalidantes de plus en plus sévères dans les activités du quotidien. Jusqu’à 30 ans peuvent s’être écoulés. Cela étant, le rythme d’évolution de la maladie est très variable d’une personne à une autre. Chez certaines, l’apparition des symptômes démentiels est plus brutale car elles étaient parvenues jusque-là à compenser les premières lésions cérébrales (réactivation de certains réseaux cérébraux non atteints ou utilisation de réseaux cérébraux alternatifs). Pour d’autres, au contraire, la lente détérioration de leurs fonctions cognitives est plus perceptible. Pour elles, la conscience du déclin cognitif est extrêmement dure à vivre. A l’angoisse de l’étrangeté du monde se succède la stupeur des moments de conscience. Comble de l’ironie, la personne peut oublier le fil de sa vie, ou n’en garder que des bribes décousues, et se rappeler pour autant qu’elle a oublié.

Chaque territoire perdu est alors un nouveau “moment rupteur” qui va venir secouer la personne. Elle sent qu’elle s'échappe à elle-même. Elle ressent l’effroi de son entourage, sa peine, sa colère aussi, ou sa gêne. Car la maladie ne secoue pas que les personnes qui vivent avec, elle bouscule aussi pleinement leurs proches qui traversent de leur côté - à leur côté - leur propre cheminement de deuil.


“Je ne le reconnais plus”

Pour les proches, la maladie implique la fin d’une vie en commun comme ils se l'étaient pensée avant, des projets qui ne pourront jamais se faire, des choses qui ne pourront jamais être réglées. C’est aussi un quotidien qui se trouve chamboulé, voire complètement recentré sur la prise en charge de son proche dont l‘autonomie est de plus en plus altérée.

La maladie, c’est aussi la métamorphose de l’autre et la fin d’un nous. Tout ce qui faisait sa personnalité, ses forces, ses failles, ses qualités ou ses défauts, se brouillent peu à peu pour laisser place à une personne à la fois semblable et différente. Ses comportements détonnent avec ce qu’elle était. On ne la reconnaît plus, et ce d’autant plus que ses humeurs apparaissent changeantes, ses comportements désinhibés, avec des crises incompréhensibles. Sa manière d’être à nous, sa présence mentale et affective n’est plus, et cette perte induit chez le proche toute une série de réaménagements psychiques. C’est tout cela que l’on nomme le deuil blanc.

 

Le deuil blanc

Que ce soit l’enfant, le conjoint, la compagne, le frère, la sœur, l’ami, bref pour tout ceux qui entretiennent des relations intimes avec la personne atteinte par la maladie, le parcours de deuil est souvent très complexe parce qu’ils font l’expérience de la perte de l’autre sans jamais qu’il ne disparaisse vraiment. Il est toujours présent physiquement à eux, tout en étant devenu une personne différente avec la maladie.

Le cheminement du deuil blanc est marqué de déni, de colère, de frustration, de culpabilité aussi beaucoup, comme de tristesse et d’impuissance. Cette ambivalence des sentiments est certainement vécue plus intensément que lorsqu’on perd physiquement son proche parce qu’il y a cette présence physique qui complique la reconnaissance de la perte.

C’est un peu comme si le squelette de la relation passée continuait à servir de scène aux échanges et aux rencontres entre les proches et la personne malade, alors que cette relation n’est malheureusement plus que fictive. S’accrocher à cette fiction est une manière de retenir à soi l’être aimé, de le faire exister encore. Tout le processus de deuil blanc va consister à se détacher de cette fiction pour finalement accepter d’avoir perdu le “sujet” de son affection. Accepter de le quitter vivant pour mieux investir celui qu’il est devenu. Pas facile ! Certains n’y parviennent pas du vivant de leur proche. Certains se détachent sans pouvoir reconstruire d’autres liens au-delà d’un respect à ce “nous” passé. Il n’y a pas de mode d’emploi ou de parcours tout tracé, car de toute manière on ne contrôle pas ces sentiments-là. On vit l’épreuve et on ne fait qu’en écrire après coup le récit.

« La notion de deuil blanc m’a aidé à comprendre ce qui se passait. Je suis encore marié avec ma femme. Je l’aime, mais je ne vis pas avec elle. Je l’ai toujours adorée et j’ai toujours les mêmes sentiments à son égard. On s’occupe d’elle, et le fait de l’avoir perdue me pèse énormément. Le deuil blanc est très exactement ce que je ressens. » [3]

 



[1] Fondation Médéric Alzheimer. Deuil Blanc : deuil d’un vivant.
[2] Fischer, G. (2009). L’expérience du malade : L’épreuve intime. Paris : Dunod.
[3] Société Alzheimer du Canada, Le deuil blanc, 2019
 

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